Ixelles de A à Z, une promenade alphabétique, par Paul Hermant

01/03/2023

La meilleure façon de marcher, ce n'est pas toujours de mettre un pied devant l'autre et de recommencer. On peut aussi marcher avec des lettres et découvrir un paysage nouveau dans des rues que l'on connaît par cœur.

C'est février mais on dirait avril.

 Des grêlons courent sur le trottoir, sautillent sous le vent et se faufilent sous les chaussures. Il y a longtemps qu'on n'a pas connu la grêle, on est donc un peu surpris par cette arrivée précoce. Mais ce qui roule là, à mieux y regarder, ce ne sont pas des petites boules de glace, mais des microbilles de polystyrène qui se sont échappées d'un sac éventré qu'on trouve un peu plus loin. Elles tracent leur chemin vers l'avaloir, s'engouffrent dans l'égout et de là, on sait comment les choses se passent, elles passeront tous les sas de toutes les stations d'épuration, rejoindront la Senne puis la Dyle puis le Rupel, iront à l'Escaut, puis à la mer et de là vers l'océan. Elles tournoieront alors dans un de ces vortex géants où marinent déjà 80.000 tonnes d'autres petites billes de plastique ou bien se retrouveront dans l'estomac d'un poisson ou d'un oiseau marin. Et c'est ici, exactement, sur ce bout de trottoir de la rue de l'Abbaye que débute leur voyage. Des inscriptions le signalent d'ailleurs de plus en plus souvent dans les villes près des caniveaux ou des plaques d'égout : « Ici commence la mer ».

Ici commence aussi ma promenade. Au coin de la rue de l'Abbaye qui est la première dans l'alphabet des voiries ixelloises. Et je vais aller d'ici à la rue Yourcenar qui est la dernière dans l'ordre des rues de la commune. Visiter une ville de A à Z est une idée du Latourex, le Laboratoire de Tourisme Expérimental imaginé et mis sur pied par Maïa et Joël Henry, deux Strasbourgeois bourlingueurs qui ont décidé un jour de réécrire les guides de voyage. Ils appellent ça de l'Alphatourisme et ont plein de propositions du même genre. Par exemple, pour ce qui concerne plus particulièrement les lectrices et les lecteurs de ce premier numéro, ils ont aussi donné naissance au Gérontotourisme qui consiste à ne visiter que les localités comportant le mot vieux ou vieille. En Belgique, on est gâtés : Vieux Genappe, Vieuxville, Vieux-Waleffe, Oudenaken Oud-Turnhout, Oude-Heverlee, Bourseigne-Vieille ou Habay-la-Vieille. Bref, les Henry sont des incorrigibles comme on aime. Mais bon, c'était un peu court, Ixelles de A à Z alors il a fallu innover. Pour allonger un peu l'aventure, ce voyage ferait donc étape à la lettre médiane de l'alphabet. Et pour ça, l'avenue Maurice ferait parfaitement l'affaire, elle qui se situe juste à la moitié des rues en M à Ixelles ! La médiane de la médiane, parfait.

En avant route, donc ! A l'arrêt du tram 93, on évitera de prendre directement à gauche et de remonter l'avenue Louise : cela raccourcirait certes le trajet mais ne permettrait pas de faire connaissance avec un bout de la rue de l'Abbaye. Ce serait bien dommage. Car sur quelques mètres, outre que vous plongez directement vos pas dans la mer de plastique comme on vient juste de le raconter, on fait plein d'autres découvertes. Par exemple, une ambassade au drapeau inconnu : un soleil jaune sur fond rouge, un soleil doté de 40 rayons et enrubanné comme s'il s'agissait de l'offrir à quelqu'un : c'est le drapeau de la République du Kirghizistan, un pays qui compte 40 tribus mais dont les membres ne figurent pas dans le top 40 des populations étrangères vivant en Belgique, ils sont deux milliers tout au plus. Juste en face, autre sorte d'insularité : un internat pour jeunes filles suivant l'enseignement supérieur de la Communauté française. Les internats sont désormais choses rares : il n'en existe plus qu'une dizaine en Région bruxelloise et un seul à Ixelles.

Le règlement stipule que les résidentes sont invitées à ne pas confondre le jour et la nuit et qu'en aucun cas il ne sera question de rester au lit après neuf heures du matin. Un peu plus loin, voici le Musée Constantin Meunier, rebaptisé et anglicisé « The art of Labour&the labour of art ». Constantin Meunier, décédé dans cette maison-atelier devenue musée, est une figure largement oubliée d'un monde du travail profondément virtualisé.

Ses peintures et ses sculptures voulaient toucher « la beauté tragique et farouche » du monde ouvrier, mais aujourd'hui en son musée de l'art du travail et du travail de l'art il n'y a pas assez d'emplois pour garder les portes ouvertes en permanence.

Un panneau signale que « faute de personnel » la direction des Musées Royaux des Beaux-Arts est contrainte « de fermer le musée pendant le week-end ». Une adresse e-mail et un numéro de téléphone sont disponibles pour qui voudrait venir en groupe mais un groupe ne commence malheureusement pas à deux personnes.

Suite

Passant la rue Paul Lauters après avoir emprunté sur quelques mètres la chaussée de Vleurgat, revoilà l'avenue Louise qu'il s'agit de traverser pour dévaler les escaliers de l'avenue de Mot vers l'abbaye de la Cambre. En chemin, l'on croise la Tour ITT (rebaptisée et anglicisée IT Tower) et sa fresque monumentale réalisée par trois « street artists » et dont les larges bandes autocollantes plastiques additionnées les unes aux autres ont fini par composer le plus grand vinyle d'Europe. Les salles de réunion du rez-de-chaussée sont vides mais éclairées et laissent parler toute seule la télévision. Les escaliers de la contre-allée descendent vers l'abbaye, là où sont les sources du Maelbeek et d'où le ruisseau, voûté depuis la fin du 19ème siècle, part vers Schaerbeek pour trouver la Senne. C'est ici aussi que jusqu'il n'y a pas longtemps étaient abrités les bureaux de l'Institut Géographique National, déménagés depuis dans le quartier européen. C'est là que l'on trouvait par exemple les guides des Sentiers de Grande Randonnée (GR) et c'est un bout de GR que l'on emprunte pour remonter vers le rond-point de l'Etoile et en arriver à la moitié de notre alphabet nomade. Voici en effet, une fois passé le boulevard Général Jacques, dont la traversée fait partie de toutes les visites postcoloniales de Bruxelles, l'avenue Maurice !

Sur l'avenue Maurice au numéro 6, le jardin du voisin de l'ambassade du Vietnam fait hommage de quelques bambous. Sur l'avenue Maurice aussi, une automobiliste à moitié cachée dans son SUV noir s'époumone sur son klaxon. Il semble que quelqu'un se soit garé devant son garage et elle indique ainsi avec insistance que la défense de la propriété privée passe par le vacarme public : c'est sa place. Le piéton, lui, n'a pas de place. Ou alors il les a toutes, c'est sa seule richesse. Pour l'heure, le piéton redescend l'avenue Buyl où il aperçoit sa première librairie. Il s'était promis de compter sur son chemin les endroits où trouver le journal : le compte sera vite fait, un. Dans la rue Banning, une affichette apposée à une fenêtre prévient que la fête de l'ortie de Rebecq aura lieu le 18 mai prochain. On le note précieusement.

La chaussée de Boondael, quand elle descend du boulevard vers Flagey ne se donne pas, elle ne s'est jamais donnée. Il faut la prendre comme elle est : dans une certaine tristesse grise et terne que tentent d'égayer, devant l'école, des peintures monumentales : du street art encore, comme sorti d'une revue d'heroic fantasy. Au milieu de tous ces monstres colorés, on dirait Pierre Rahbi et ses colibris. Passons. A la rue Léon Cuissez qui grimpe vers la rue Jean Paquot avant de la traverser, l'ancienne maternité de style art déco a été transformée en logements sociaux. Là aussi, les voitures ont leur place réservée et juste au moment où on se dit qu'il devient rare que les bas des immeubles ressemblent à des show-rooms, on s'aperçoit qu'il y a un concessionnaire juste en face. Les choses parfois, sont rondes.

Juliette Wytsman est une peintre impressionniste dont on pourra voir quelques oeuvres au Musée d'Ixelles quand il rouvrira. Elle a une rue à son nom. Une des dix-neuf rues d'Ixelles à porter un nom de femme sur un peu plus de trois cents. Elle abrite les bureaux de Sciensano qui, avant le Covid, passaient parfaitement inaperçus. L'arrivée n'est plus très loin maintenant, il faut juste emprunter la rue Adolphe Mathieu et tourner à gauche. Voici l'avenue Marguerite Yourcenar, première académicienne et pour cela célébrée. Il y aurait bien d'autres raisons mais c'est celle-là, nous indique la plaque de rue, qui a semblé principale aux toponymistes lorsque l'artère a été nommée, en 2003. Les immeubles du Foyer Ixellois qui peuplent l'avenue Yourcenar (on dirait que l'avenue n'est qu'un seul immeuble) n'ont pas, contrairement à ceux de la rue Hergé juste en face, de terrasses qui donnent sur le parc. C'est dommage : le parc Albert II, creusé au milieu de ce quartier bâti du l'ancien hôpital militaire, se donne des airs de friche et de terrain d'aventure, il est d'une étrange présence dans ce quartier. On dirait qu'il respire avec lui. Mais à flâner ici et là, on comprend aussi qu'il fait tampon entre les logements aisés et ceux qui le sont moins, qu'il y a ceux qui le respirent et ceux qui y respirent. On lève la tête. A l'angle de l'avenue Yourcenar, au sommet de l'immeuble de coin, tourne une tête de cheval monumentale, poussée par les vents. Que fait-elle là ? On se dit : c'est peut-être le cheval d'Hadrien ? Un hommage au plus célèbre ouvrage de Marguerite, « Mémoires d'Hadrien » ? Que veut-il nous dire de cet empereur romain libre et décent ? Ou peut-être mieux : que veut-il qu'il nous dise ? Les quartiers sont dotés d'une vie intérieure, c'est certain. Nous en sommes malheureusement le plus souvent privés quand nous ne faisons que passer. Mais là, peut-être que ce cheval sans corps finit ce que les faux grêlons avaient commencé : une histoire de ce qui nous lie au monde, au passé, aux autres, au futur. Peut-être que les quartiers nous murmurent tout bas des mots qui nouent. Et on repart avec cela en tête, on a marché deux kilomètres et quelque chose. On a surtout marché quelque part.

Pour d'autres idées bizarres de marche et de balades : https://latourex.org

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